Eurropa!

Eurropa!

Je vous écris ce texte depuis le montage de l’exposition Eurropa. Je viens de faire du papier mâché avec Liv Schulman. Nous sommes installées dans la cave du centre d’art. Nous sommes en train de broyer six mois de parution des journaux L’Alsace et les Dernières Nouvelles d’Alsace que nous mettons à tremper quelques jours pour obtenir une mixture, que nous égouttons, puis pressons pour fabriquer des tuiles qui nous serviront à fabriquer le sol de l’exposition. Je plonge le tamis dans la mixture que Liv presse et ainsi de suite. L’activité me détend. Elle me débranche de la gestion de crise—sanitaire, sociale, culturelle—dans laquelle nous baignons depuis exactement un an. J’ai néanmoins du mal à m’empêcher de lire les fragments de mots qui flottent dans la mixture: cov, in, id, fure, al, con, anx, ard, nement, uerre, ccin, pfi, brex, elec, confi, cas, ôpit, ontiè, ?, ort, re-feu, eige, trans, urité. Liv n’a pas ce problème. Elle voit des couleurs. Comme une peintre. Alors dans la moiteur de la répétition des gestes, elle en profite, badine, pour tester mes idées. Elle me parle de choses et d’autres, de problèmes de traductions, de notre incapacité à agir (manque d’agency), avant de me demander: C’est quoi la métaphysique? Je lui réponds mécaniquement, comme lorsqu’on vous demande le chemin dans la rue. Et c’est quelque chose qu’on me demande souvent, j’ai sûrement l’air d’avoir un bon sens de l’orientation. Donc je commence à lui répondre, comme je répondrais à la personne qui me demande son chemin, tout droit, première à gauche, deuxième à droite, passez sous le pont, en face de la devanture rouge, la métaphysique c’est quelque chose comme une science de la réalité. Sauf que la personne (en l’occurrence Liv dans la cave du centre d’art), à qui je réponds, a une idée très précise du chemin à prendre et veut juste vérifier ou voir quel chemin je prendrais, ou savoir si je sais, ou prendre plaisir à débattre du chemin à prendre. Je m’arrête donc dans mon élan pour lui dire qu’elle sait bien mieux que moi ce qu’est la métaphysique, que c’est une professionnelle de la métaphysique. Elle me jure que non, non, elle ne sait pas. Alors, j’essaye de définir à tâtons ce qui m’intéresse dans la métaphysique, et la façon dont ça me permet d’élargir le réel et de le penser sans séparer les plans de réalité qui s’interpénètrent, comme celui des morts et celui des vivants, par exemple, c’est pratique en ce moment. Mais Liv n’a pas dit son dernier mot, et me demande ce qu’est la phénoménologie. Je sais qu’elle sait, mais j’essaye de jouer le jeu, et je trouve une définition flemmarde, bon c’est l’étude de la réalité à travers ses phénomènes—le vent, la peur, l’anxiété, la lumière, tu vois. Elle me demande si je sais ce qu’est la Phénoménologie Queer*. Je ne l’ai pas lue. Elle est déçue. Je sens qu’on va parler d’algorithmes. Mais Liv me surprend en me demandant si je connais la notion d’extension chez Spinoza, ce qui me provoque immédiatement de la révulsion que je maquille en ignorance. Alors vite, j’en profite pour l’interroger sur un concept qui me travaille, et dont je vérifie régulièrement la signification complexe, qui, toujours m’échappe. Je lui demande ce qu’est le Corps sans Organes. Elle m’en donne une explication très belle, très éclairante, qui dirait que c’est quelque chose comme un monde sous le monde, un monde infra, fait d’un amas de viscères traversé de flux, de désirs, d’affects. Mais je ne suis pas convaincue par l’idée d’infra-monde. Et je l’embrouille avec une vision musculaire de la chose, faite d’alliances avec d’autres corps, comme avec celle d’un cheval par exemple, jusqu’à devoir arrêter de presser du papier faute de place disponible sur l’étendoir, et ne plus vraiment savoir de quoi on parle**. La question est bien sûr orientée. Au fond, je me demande si l’exposition de Liv Schulman n’est pas une expérimentation du type ‘Corps sans Organes’***, c’est-à-dire une aventure qui essaierait de comprendre comment le corps pourrait échapper à sa définition et sa gestion moderne, celle d’un corps anatomique, d’un corps-objet, d’un corps organisé et coincé dans le discours médical, d’autant plus terrifiant en période épidémique.

La discussion de la cave a en fait commencé bien plus tôt en 2019, quand j’ai invité Liv Schulman à participer à l’exposition Le couteau sans lame et dépourvu de manche, au CRAC Alsace. Elle y présentait dans la continuité du Goubernement, A Somatic Play (Une pièce somatique) mettant en scène six douanières apatrides interprétées par une seule et même actrice, performant les frontières à travers diverses questions, comportements et techniques de contrôles. Quelques mois plus tard au printemps 2020, les gouvernements nous assignaient à résidence pour faire face à l’incontrôlable épidémie du nouveau coronavirus qui bondit d’un corps à l’autre. Fin de la libre circulation, fermeture des frontières européennes. Puis rétrécissement maximum de l’espace vital. En France, interdiction de circuler au-delà d’un rayon d’un kilomètre et d’une durée d’une heure. Expérimentation de l’auto-coercition. Tou·te·s douanier·e·s, sans uniforme mais, avec les documents.

À la réouverture des vannes, nous (l’équipe du centre d’art) invitons Liv Schulman à venir séjourner à Altkirch**** et à explorer la nouvelle fatalité transfrontalière qui borde notre quotidien. Elle écrit un film, une fiction qui met en scène un groupe de douanier·e·s dans une Europe où l’Union européenne n’existerait plus, et où il ne resterait plus que sept pays qui seraient plus au moins des paradis fiscaux, des principautés ou des états-nations à la fiscalité opaque. Elle imagine deux dispositifs de tournages parallèles qui vont fabriquer deux régimes d’images. Elle organise tout d’abord un road trip d’une dizaine de jours durant lesquels elle filme des douanes volantes, incarnées principalement par les officiers Richard Neyroud et Guilhem Monceaux, qui traversent en dissertant le Luxembourg, la Suisse, le Liechtenstein, Saint-Marin, Monaco et l’Andorre. Parallèlement, elle travaille avec neuf actrices vivant dans ces territoires. Ces femmes s’auto-filment et jouent le rôle de douanières qui s’appellent par le prénom du Pays qu’elles représentent. Andorra, Monaco, San-Marino, Suisse, Liechtenstein, Lëtzebuerg, Guernsey parlent de secrets bancaires, de fiscalité, de circulation de flux, d’argent, de codes qu’elles incorporent, d’objets et de désirs qui rentrent mais qui ne ressortent pas. Elles racontent l’invention du capitalisme, la spéculation, la colonisation et le monopole du café, l’invention des taxes.

Le voyage de Richard et Guilhem, et de l’équipe de tournage, dans le revers de l’Union européenne forme le champ du film. Le contre-champ est lui fait des images auto-filmées par les neuf actrices et visio-mises-en-scène par Liv Schulman. Au montage, le champ et le contre-champ sont réunis et dialoguent. Mais ils ne dialoguent pas dans l’espace-temps d’un film linéaire, où les séquences seraient montées bout-à-bout, mais dans l’espace-temps éclaté du centre d’art. Chaque salle d’exposition correspond à un Pays. On avance dans le film en suivant les protagonistes qui se déplacent d’un écran à l’autre, d’une salle à l’autre. L’action commence à Saint-Marin dans la salle au premier étage à droite, puis se poursuit dans la salle suivante à Monaco et Guernesey, puis à Saint-Marin encore, puis au Luxembourg, pour reprendre, en Suisse au rez-de-chaussée à droite, puis en Andorre à gauche, pour finir au Liechtenstein dans l’auditorium. La dramaturgie du film écrit la dramaturgie de l’exposition. Voir le film nécessite donc de le visiter et de s’orienter dans l’espace.

À cela s’ajoute que Richard Neyroud et Guilhem Monceaux dans le film, sont Richard Neyroud et Guilhem Monceaux dans la vie, tous deux curateurs, pour qui Liv Schulman a écrit ces rôles. À cela s’ajoute encore que Richard Neyroud est chargé des publics au CRAC Alsace et que son corps et sa voix, qui bondissent d’un écran à l’autre, peuvent surgir à tout moment en chair et en os dans l’espace d’exposition. À cela s’ajoute que Guilhem Monceaux joue aussi dans le film Les Radins de Pauline Ghersi (coproductrice du film Eurropa), qui a réalisé un huis clos, mettant en scène des colocataires pingres, installé en boucle dans une salle attenante. Et que tous ces corps, corps-Pays, corps-frontières, corps-flux, corps-artiste, corps-code, corps-représentation, corps-sentiment, corps-langage, corps-archive, s’entrelacent dans l’exposition Eurropa.

—Elfi Turpin, février 2021.