Veste noire, sweat-shirt gris

Veste noire, sweat-shirt gris est une exposition générée par un entrelacement de récits et de pratiques vernaculaires que Jorge Satorre expérimente et fait littéralement sortir de terre à Altkirch. La matrice de cette exposition est constituée d’une série de 22 dessins réalisés par l’artiste d’après les observations qu’il a écrites durant une journée du mois d’octobre 2019, dans le Bois de Chapultepec à Mexico, lieu de fréquentes rencontres amoureuses. Jorge Satorre a réalisé ces dessins pendant quatre mois en s’appuyant uniquement sur ses notes. Les 22 dessins en résultant couvrent 7h30 de cette journée, chacun d’entre eux correspondant à un laps de temps de 20 minutes. Un couple est apparu vers 13h45 et est parti quand il a commencé à pleuvoir.

Cette série s’inspire, entre autres, de la pièce de théâtre El Acero de Madrid (L’acier de Madrid) écrite par Lope de Vega en 1608. Cette comédie relate une pratique, d’abord en vogue chez les femmes de la haute société espagnole du XVIIe siècle et devenue par la suite populaire, qui consistait à ingérer de petits morceaux de vases en céramique, appelés búcaros, pour les propriétés supposées «embellissantes», éclaircissantes, amaigrissantes voire contraceptives de leurs surfaces décoratives. Ces búcaros pouvaient provenir de Badajoz et de Cáceres en Espagne ou d’Estremoz au Portugal, mais les plus prisés étaient ceux de la province de Santiago de Tonalá, en Nouvelle Espagne, située aujourd’hui dans l’État de Jalisco au Mexique. Pour contrer les effets nocifs de la bucarophagie, il était recommandé de «prendre et promener l’acier» (tomar y pasear el acero), c’est-à-dire d’aller dans les bois ou à la campagne chercher et boire de l’eau de source riche en fer. La société espagnole du Siècle d’Or a rapidement érotisé cet usage, en donnant une connotation sexuelle à l’expression, insinuant que ces promenades curatives étaient le théâtre d’amours furtifs.

Jorge Satorre relie cette histoire à une autre pratique rapportée par Iván Gallegos, un forgeron avec qui il a travaillé à Cuenca en Équateur, et qui raconte que lorsqu’un outil est très usé, sa partie émoussée est taillée afin de pouvoir l’aiguiser. Les fragments obtenus sont récupérés, chauffés à blanc et mis à refroidir dans un verre d’eau qui infuse l’histoire et la force de travail accumulées par le métal—cette infusion pouvant être utilisée comme remède à toute forme de carence et de perte.

Manger la surface décorative d’objets fonctionnels produits sur les territoires colonisés pour éclaircir la peau, comme un symptôme de classisme et de racisme, ou pour prévenir une grossesse; boire l’énergie accumulée par les corps laborieux dans les ateliers de forge; s’adonner à une sexualité non reproductive en flirtant dans les bois, apparaissent comme autant de pratiques de résistance ou d’adaptation à des rapports de domination sociale basés sur des processus d’appropriation, d’accumulation ou d’extraction.

Ces récits et ces 22 dessins réunis dans un livre et ramenés au CRAC Alsace permettent à Jorge Satorre de relier l’intérieur du centre d’art, protégé par ses épais murs défensifs, à l’extérieur, c’est-à-dire au jardin qui le borde. En effet, ces dessins documentant en détail les différentes positions des corps d’un couple vêtu d’une veste noire et d’un sweat-shirt gris, et flirtant dans l’anonymat, servent de modèles à des moules creusés directement dans le sol du jardin, trous dans lesquels est coulé du béton, et desquels sont donc extraits des fragments de corps, bras, jambes, fesses, mains, hanches, ventres, autant de vestiges de désir qui, arrachés à la terre, trouveront de nouveaux agencements dans le centre d’art désormais ouvert aux quatre vents.