Le couteau sans lame et dépourvu de manche
Chère Catalina,
L’été se termine et avec lui l’exposition Le jour des esprits est notre nuit. Nous y avons amorcé une conversation autour de la divination. Tu me disais t’y être intéressée en tant qu’interrogation de l’invisible, tant elle constitue, je te cite, «un moyen de communication avec des entités invisibles—comme dans le système de divination Ifá—avec un fonctionnement très proche du diagnostic de la médecine occidentale, hormis le fait que la puissance de l’invisible et de l’inconnu remplace ce qui peut être vu, mesuré et appréhendé». Si on prend l’exemple des dispositifs divinatoires de guérison, j’ajouterais que les interrogations déplacent l’intérêt centré sur le corps des malades vers les objets reliés à l’invisible, mais aussi l’intérêt sur l’individu vers le collectif. Pour soigner, on interroge le sable, les coquillages, les relations aux vivant·e·s et aux mort·e·s, entre autres, afin de rendre palpable et pensable le caché. C’est pratique la divination, une bonne technique de médiation, pas si éloignée de l’acte de création, que nous continuerons à expérimenter lors de la prochaine exposition.
J’ai relu Les Guérillères de Monique Wittig cet été. Comme tu le sais, Wittig—née en 1935 dans une commune située à quelques kilomètres du CRAC Alsace et décédée en 2003 à Tucson en Arizona—fait par chance partie du territoire politique et affectif du centre d’art, tant et si bien que nous avons entrepris, il y a maintenant plus de deux ans, de lire l’intégralité de son œuvre et de regarder comment cette expérience allait affecter notre programme. Ainsi, au printemps 2018, l’exposition IL PLEUT, TULIPE associait des artistes se mettant à l’écoute d’existences moindres—pluie, plante, animal, image ou signe qui interagissaient comme autant de subjectivités dans le monde, des artistes hanté·e·s par des virtualités, aux voix minoritaires ou sourdes, avec lesquelles ils·elles conversaient ou faisaient alliance. La voix de Monique Wittig apparut alors un dimanche après-midi lors d’une lecture collective de la Pensée straight2 à Altkirch, une voix incarnée par une vingtaine de personnes qui lurent à tour de rôle les textes réunis dans ce recueil et qui découvrirent dans leur bouche la pensée de Wittig, sa critique de la supposée naturalité de l’hétérosexualité, qui n’est ni naturelle ni donnée, mais une construction politique. Si Wittig engage à dépasser les catégories normatives «hommes, femmes» en mettant fin à la naturalité des sexes, des genres et des races, ce chantier politique est aussi littéraire. Car la critique de la structure sociale dominante, ne peut se séparer de la critique du langage (grammaire et syntaxe) qui la soutient.
Ont suivi d’autres lectures et projets; les livres—Le Brouillon pour un dictionnaire des amantes, L’Opoponax, Le Corps lesbien, Paris-la-politique, …, passant de main en main. Les Guérillères est remonté en haut de la pile ces derniers mois, pour finir par constituer le livre de chevet de la prochaine exposition. Publié en 1969, Wittig en commence l’écriture en 1967, avant Mai 68, dans le contexte des luttes décoloniales et des mouvements de libération des femmes. S’appropriant les canons littéraires, elle agence ici un grand poème épique décrivant une marche mythique et colorée renversant, en mode guérilla, le patriarcat et le langage qui l’assoit. C’est la guerre des pronoms: apparaît Elles, entité collective, personnage principal qui se livre à un combat sanglant contre le régime patriarcal. Le livre est divisé en trois parties, séparées de cercles, tandis qu’un poème, composé notamment d’une liste de prénoms, court le long du récit toutes les cinq pages. La dernière partie est celle que Wittig écrit en premier, celle où Elles gagnent, et où, armées jusqu’aux dents, Elles mettent une rouste à ce régime. Puis «Elles disent, si je m’approprie le monde, que ce soit pour m’en déposséder aussitôt, que ce soit pour créer des rapports nouveaux entre moi et le monde»3. Les deux premières parties se situent après la dernière partie, dans le futur donc, celui où nulle classe ne prend le pouvoir sur une autre. Un futur où on invente et on décontamine le langage. Un futur où on crée de nouvelles ontologies. L’exposition Le couteau sans lame et dépourvu de manche fait partie de cette expérience de lecture. Elle réunit des artistes dont le travail explore les forces transformatrices du langage dans un processus de décatégorisation, de désidentification des corps et des relations, et/ou dont les œuvres d’anticipation se situent après Les Guérillères.
Pour terminer, laisse-moi partager une énigme que j’aimerais soumettre à la divination: «Danièle Nervi, en creusant des fondations, a déterré un tableau où est représentée une jeune fille. Elle est toute plate et blanche couchée sur le côté. Elle n’a pas de vêtements. Les seins sont à peine visibles sur le torse. L’une de ses jambes, repliée par dessus l’autre, fait monter haut la cuisse, cachant ainsi le pubis et la vulve. Ses cheveux longs lui dissimulent une partie des épaules. Elle sourit. Elle a les yeux fermés. Elle est à demi appuyée sur un coude. L’autre bras forme une anse au-dessus de la tête, la main tenant près de sa bouche une grappe de raisins noirs. Elles rient alors. Elles disent que Danièle Nervi n’a pas encore déterré le couteau sans lame et dépourvu de manche»4.
Quelles histoires ensevelies allons-nous déterrer?
À bientôt,
Elfi