Les pratiques collectives d’Amérique Latine au cœur de Paris

Vista de la exposición "Resilient Current : On Communal Re-Existence", Galería Forma, Paris, 2024. Foto : Canela Laude Arce

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L’exposition Resilient Current : On Communal Re-Existence, a lieu du 21 mars au 25 avril 2024 à la Galerie FORMA, dans le 3ème arrondissement de Paris. Cette exposition, développée pendant trois ans par la commissaire indépendante Ilaria Conti, met en avant des pratiques multidisciplinaires liées à Abya Yala (terme kuna désignant l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud comme une constellations d’espaces non-coloniaux ou décoloniaux. Plus qu’une thématique en particulier, l’exposition explore des méthodologies de création artistique liées à un engagement envers le communal, tout en prenant en compte des questions d’action politique, sociale, spirituelles, affectives.

Avec comme point de départ une proposition engageante, autant dans les créations exposées que dans la praxis des œuvres, l’exposition se déploie dans trois espaces qui transportent le visiteur entre différentes pratiques et discours. Une première salle, à part des autres, accueille les œuvres du collectif Ayllu, qui s’empare de l’espace en écrivant sur les murs des textes au message politique omniprésent. Un premier texte d’Aimé Césaire, dont les premiers vers « nous habitons une blessure sacrée, nous habitons des ancêtres imaginaires, nous habitons un long silence » s’agitent dans l’espace, font face à l’entrée. Le mur de droite accueille un second texte, faisant référence à de nombreuses actualités liées aux politiques étatiques et migratoires, et mentionnent notamment Vanessa Campos, jeune femme trans péruvienne travailleuse du sexe assassinée au Bois de Boulogne en août 2018, ainsi que Nahel, adolescent de 17 ans tué par un policier lors d’un contrôle routier le 27 juin 2023, dont la mort a conduit à de nombreuses manifestations de protestations et de dénonciations des violences policières en France. Les œuvres disposées dans la salle mentionnent aussi la colonisation de l’actuel territoire latino-américain, avec par exemple la phrase « It was not a discovery, it was a massacre », interposé sur des images représentant l’invasion des colonisateurs espagnols sur ce territoire. Ce premier espace permet déjà d’entrer en dialogue avec le fil conducteur de l’exposition, au travers d’un travail de création collective en dialogue constant avec des questions politiques et sociales, contemporaines, tels que les violences auxquels sont soumises les communautés migrantes et dissidentes, et historiques, tels que la colonisation et son impact sur les territoires d’Abya Yala, mais aussi la colonialité inhérente à la culture occidentale.

Vue de l’exposition «Resilient Currents/ On Communal Re-Existence», 21 mars – 25 avril 2024, Forma/thanks for nothing, mars 2024, Paris. Photo © Florence Moncenis

En sortant de ce premier espace, une deuxième porte mène à la salle principale de la galerie, où un ensemble de pièces dialoguent et continuent de tisser le fil conducteur de l’exposition, à travers des pratiques et discours multiples. Le travail textile d’Angelina Serech (1982, Guatemala), qui se compose de tissage maya kaqchikel, que l’artiste crée à partir d’un métier à tisser qu’elle utilisait dans sa famille, se mêle à des mèches de cheveux apposés à l’arrière de la pièce textile, référence aux relations matriarcales et aux réseaux qui se crée entre femmes mayas au Guatemala et au Mexique. Cette pièce, dans toute sa matérialité, nous parle de la perpétuation d’une tradition, et comment celle-ci peut aussi être renouvelée en conservant des significations profondes. Se succède ensuite l’œuvre poignante du collectif Rangiñtulewfü, fondé au Chili en 2016, qui raconte l’histoire d’Orélie-Antoine de Tounens (1825-1878), un français qui s’autoproclama « Roi de l’Araucanie et de la Patagonie » en 1960 lors de son arrivée sur le territoire Mapuche au Chili. Le collectif Rangiñtulewfü prône la possibilité de raconter les histoires de leur territoire depuis leur propre perspective. I.elles choisissent pour cela des pièces agrandies aux couleurs vives, qui font écho à la monnaie créé par le « roi » auto-proclamé, et qui semblent se moquer des illusions de grandeur d’un colonisateur assoiffé de pouvoir, tout en dévoilant dans des coupures de journaux des réalités sombres de cette conquête. Toujours dans la réflexion collective, en reprenant le concept du courant et le symbole de l’eau, au cœur de cette exposition, deux œuvres qui font écho à la présence de l’eau et à sa centralité pour les luttes sociales et environnementales en Amérique Latine se succèdent. Dans la vidéo Rios de gente (Fleuves de personnes), Regina José Galindo (1974, Guatemala) documente une action collective menée au Guatemala en 2021 pour les droits territoriaux et le droit à l’eau. Les militants défilent en portant une banderole bleue, qui prend le chemin de rivières contaminées ou détournées par des industries minières, hydroélectriques ou de monoculture. Cette mobilisation politique, dont les mots « El pueblo unido, jamás sera vencido » slogan partagé des luttes populaires d’Amérique Latine, résonne dans la salle, se déploie dans cette pièce.

Vista de la exposición «Resilient Current : On Communal Re-Existence», Galería Forma, Paris, 2024. Foto : Canela Laude Arce

Après avoir descendu les marches pour accéder au sous-sol, le dernier espace de l’exposition appelle à ralentir le rythme, alors qu’on se retrouve face à la vidéo de Seba Calfuqueo, qui représente une vaste étendue d’eau, à Santiago du Chili, dont les reflets envoûtants sont accompagnés du mot « Inapropiable ». Ce mot, choisi par l’artiste, reprend un terme utilisé dans la proposition pour la nouvelle constitution chilienne, qui a été cependant finalement rejetée. « Miroir d’eau » (2024) reprend l’idée d’une opposition au droit de propriété de l’eau, et une idée d’inappropriabilité de ce qui devrait être pour tous.tes. Patricia Domínguez nous transporte ensuite dans le territoire d’Amazonie péruvienne, avec « Matrix Vegetal » (2021-2022) et un entretien avec Amador Aniceto (2021-2022) un guérisseur péruvien de la région de Madre de Dios. Ces deux vidéos, reprenant l’ethnobotanique et la fiction technologique, font cohabiter des savoirs ancestraux et des approches contemporaines fictionnelles autour de la relation de l’humain aux univers végétaux et spirituels.

En face, le “Retablo” (2023) de Guadalupe Maravilla (1976, El Salvador) nous transporte dans une narration liée à l’histoire personnelle de l’artiste, entre migration dûe à la guerre civile au Salvador et guérison d’un cancer. En mêlant des éléments biographiques à son œuvre, Maravilla construit un autel qui s’éloigne d’une pratique religieuse pour aller vers une symbolique liée à une expérience propre. Finalement, la dernière salle, nichée au fond du sous-sol de la galerie, propose une oeuvre olfactive, sonore et immersive du collectif Nomasmetaforas. Katamaku (Hacerse silencio) (2023-2024)), est composé d’un tissu végétal teinté de fleurs bleues de pois bleu, suspendu par des cordes et rempli de plantes médicinales rituelles de la région du Cauca, en Colombie. Invitant à prendre une pause, un coussin est disposé en dessous du tissu, sur lequel il est possible de s’allonger pour se reposer un instant, et se laisser porter par les odeurs et sons qui résonnent dans la salle. Le parcours de l’exposition, marqué par des œuvres aux résonnances profondes, qu’elles soient politiques, sociales ou spirituelles, se clôt dans un halo apaisant et profond.

Vue de l’exposition «Resilient Currents/ On Communal Re-Existence», 21 mars – 25 avril 2024, Forma/thanks for nothing, mars 2024, Paris. Photo © Florence Moncenis

Par cette traversée composée d’une multitude d’artistes et de propositions artistiques au caractère engagée, avec des explications précises des démarches et propositions de chacun.e, le commissariat d’Ilaria Conti dans l’exposition Resilient Currents : On Communal Re-Existence met en avant des questions sociales et politiques contemporaines d’Amérique Latine, ainsi que des pratiques artistiques qui proposent une praxis collective et engagée. Dans cette galerie du Marais, le cœur battant de l’art contemporain issu d’Amérique Latine et de sa diaspora résonnent dans ses aspects les plus engageants et captivants.

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